Dans l’arrêt 4A_11/2023 , le Tribunal fédéral met en lumière l’approche suisse concernant l’analyse de la corruption dans les affaires commerciales internationales par le prisme de la Loi fédérale sur le droit international privé (LDIP), en l’absence d’application de la Convention de Vienne sur les contrats de vente internationale de marchandises. Ce contexte normatif a été primordial dans l’évaluation du contentieux opposant A.________ Ltd à B.________ Ltd, soulignant particulièrement comment le droit hongkongais a été mobilisé pour traiter les allégations de corruption.

Ce jugement s’insère harmonieusement dans la lignée des précédentes décisions du Tribunal fédéral, offrant un cas d’étude pertinent sur la manière dont la Suisse, à travers le droit international privé, s’attaque aux problématiques de corruption affectant le commerce international.

Le plan de notre analyse se déploiera comme suit :

  1. Faits Pertinents pour l’Analyse Juridique : Nous introduirons les entités en litige et les faits cruciaux nécessaires à l’analyse juridique.
  2. Application du Droit selon la LDIP et Question de l’Ordre Public : Nous explorerons en détail l’orientation du Tribunal fédéral quant à l’invocation du droit hongkongais pour évaluer les faits de corruption. Ce point sera subdivisé en plusieurs segments clés pour une compréhension approfondie :
    • Identification du Droit Applicable aux Contrats Internationaux : Abordant la méthodologie du Tribunal pour déterminer le droit applicable selon les articles 116 et 117 de la LDIP.
    • Principes de Rattachement en Responsabilité pour Acte Illicite selon la LDIP : Examens des articles 133 alinéa 2 et alinéa 3 de la LDIP pour la responsabilité liée aux actes illicites.
    • Application du Droit en Cas de Responsabilité Précontractuelle et Corruption : Analyse de la responsabilité précontractuelle et de la manière dont la corruption est traitée selon le droit hongkongais et la LDIP.
    • Exception de l’Ordre Public en Droit International Privé Suisse : Discussion sur la manière dont l’exception de l’ordre public, prévue par l’article 17 de la LDIP, est appliquée pour écarter l’utilisation de règles de droit étranger contraires aux principes fondamentaux du droit suisse.
  3. Portée de la Décision : Nous engagerons une réflexion sur l’impact de cette jurisprudence pour le paysage du droit international privé suisse, notamment en ce qui concerne les transactions commerciales à l’échelle internationale.

A. Faits Pertinents pour l'Analyse Juridique

L’affaire référencée sous le numéro 4A_11/2023, examinée par le Tribunal fédéral suisse, implique un conflit entre deux sociétés, A.________ Ltd (la demanderesse, venderesse, basée à Hong Kong) et B.________ Ltd (la défenderesse, acheteuse, spécialisée dans la fabrication et commercialisation de bijoux et montres). La relation commerciale entre ces entités remonte à 2009, période depuis laquelle l’acheteuse a régulièrement acquis des boîtes d’emballage pour montres et bijoux auprès de la venderesse.

Au centre de l’affaire se trouve C., employé de B. Ltd, occupant des postes clés au sein de l’entreprise et décrit comme ayant reçu d’importants pots-de-vin de D., le véritable propriétaire de A. Ltd, entre autres pour « remercier » pour l’aide apportée dans les transactions commerciales. Ces versements illicites s’élèvent à un total de plus de 700’000 CHF.

La situation a dégénéré lorsque, suite à une plainte pénale déposée en 2014 pour corruption et gestion déloyale, B.________ Ltd a pris conscience de l’implication de A.________ Ltd dans ces pratiques de corruption. Malgré cette découverte, l’acheteuse a continué de passer des commandes chez la venderesse jusqu’en avril 2015, sans régler les factures correspondantes, en raison des révélations sur la corruption.

A.________ Ltd a alors intenté une action en paiement contre B.________ Ltd pour obtenir le règlement des sommes dues pour les marchandises livrées. En défense, B.________ Ltd a réfuté cette demande en invoquant la corruption et a émis une demande reconventionnelle en dommages-intérêts contre la venderesse.

La décision du Tribunal de commerce, qui a appliqué le droit hongkongais à l’affaire, a finalement rejeté la demande principale de la venderesse et admis en partie la demande reconventionnelle de l’acheteuse.

Face à ce jugement, A.________ Ltd a formulé un recours en matière civile au Tribunal fédéral, cherchant à obtenir le paiement pour les marchandises fournies et à contester les prétentions de B.________ Ltd.

B. Application du Droit selon la LDIP et Question de l'Ordre Public

Dans sa décision, le Tribunal fédéral (TF) a suivi une démarche méthodique pour déterminer le droit applicable en vertu de la LDIP, spécifiquement en matière de corruption et ses effets sur les transactions commerciales internationales. On rappellera ici que la LDIP a été appliquée car les fait remontait avant l’adhésion de Hongkong à la Convention de Vienne sur les contrats de vente internationale de marchandises.

1. Identification du Droit Applicable aux Contrats à nature Internationale

L‘article 116 de la LDIP établit que le contrat est régi par le droit choisi par les parties, principe respectant leur autonomie. Ce choix doit être clairement établi ou implicitement identifiable à travers les clauses du contrat ou les circonstances.

Si aucun choix n’est fait, l’article 117 LDIP prévoit que le contrat est soumis au droit du pays avec lequel il présente les liens les plus étroits, généralement déterminés par le lieu de la prestation caractéristique. Cette règle garantit que le droit appliqué soit celui ayant la relation la plus logique avec l’engagement contractuel.

Dans le cas présent, l’application du droit hongkongais aux divers contrats liant les parties n’est pas contestée. On peut donc en déduire que soit un choix explicite a été fait en faveur du droit hongkongais, soit que cela découle naturellement du lien avec l’exécution de la prestation caractéristique ayant eu lieu à Hong Kong. Plus litigieux dans cette affaire est de déterminer si l’on peut étendre l’application du droit hongkongais aux actes délictueux.

2. Principes de Rattachement en Responsabilité pour Acte Illicite selon la LDIP

L’article 133 alinéa 2 LDIP établit que, dans les cas de responsabilité pour acte illicite, le droit de l’État où l’acte a été commis s’applique si l’auteur et la victime n’ont pas leur résidence habituelle dans le même pays. Ce critère, qualifié de rattachement ordinaire, pose la base pour la détermination du droit applicable. Toutefois, l’article 133 alinéa 3 de la LDIP introduit un critère de rattachement accessoire pour les cas où existe un rapport juridique préexistant entre l’auteur et la victime, permettant que les prétentions liées à un acte illicite violant ce rapport soient régulées par le droit applicable à ledit rapport.[1]

Cette approche du rattachement accessoire, soutenue par la doctrine, vise à aligner les attentes légitimes des parties engagées dans une relation préexistante, facilitant l’application uniforme d’un droit aux questions contractuelles et délictuelles, surtout en cas de concours d’actions. Deux conditions préalables sont nécessaires pour activer ce rattachement: l’existence d’un rapport juridique entre l’auteur et la victime avant l’acte dommageable, et que cet acte constitue une violation des devoirs issus du rapport juridique préexistant.[2]

En l’espèce, le Tribunal fédéral a considéré qu’il n’était pas possible de déterminer si les premiers contrats signés par les parties prédataient de telle sorte que le Tribunal fédéral a également analysé l’application du droit au regard de la responsabilité précontractuelle.

3. Application du Droit en Cas de Responsabilité Précontractuelle et Corruption

La responsabilité basée sur la violation de la confiance, avec la culpa in contrahendo comme exemple, nécessite une relation juridique spéciale, fondée sur les devoirs de protection et d’information découlant du principe de la bonne foi (art. 2 du Code civil (CC)). Cette catégorie de responsabilité, occupant un espace entre les obligations contractuelles et délictuelles, soulève des questions en droit international privé en raison de sa nature hybride.[3]

Le débat doctrinal oscille entre l’application du droit contractuel ou délictuel, basé sur l’issue des négociations précontractuelles et les prétentions en cause.[4] Face à cette complexité, une approche cas spécifique est recommandée, choisissant la solution la plus adéquate en fonction de la question litigieuse.[5]

Dans l’affaire analysée, l’impossibilité de préciser si le fournisseur était déjà impliqué avant le premier acte de corruption, combinée à des transactions répétées et à la non-restituabilité des marchandises livrées, conduit à la conclusion que l’action reconventionnelle doit être traitée sous le statut contractuel. Ainsi, elle est soumise au droit hongkongais conformément à l’article 117 alinéa 2 LDIP, reflétant la complexité de rattacher la responsabilité découlant d’actes de corruption à un statut juridique précis.

4. Exception de l'Ordre Public en Droit International Privé Suisse

Dans le contexte du droit international privé suisse, l’invocation de l’exception de l’ordre public joue un rôle de garde-fou lorsque l’application du droit étranger s’avère contraire aux principes fondamentaux de l’ordre juridique suisse, conformément à l’article 17 LDIP. Cette disposition légale établit une barrière contre l’application de règles juridiques étrangères susceptibles de produire des effets jugés incompatibles avec l’ordre public suisse.

Pour juger de cette compatibilité, le TF a fait référence à la jurisprudence établie, notamment l’arrêt ATF 129 III 250, qui souligne que l’exception de l’ordre public suisse doit être invoquée avec retenue. Cette jurisprudence clarifie que l’application de dispositions du droit étranger est exclue uniquement dans les cas où elle mènerait à des résultats fondamentalement opposés aux valeurs essentielles et aux principes incontournables du système juridique suisse. Il est important de noter que cette exclusion ne s’applique pas de manière automatique à chaque divergence entre les normes du droit étranger et celles du droit suisse. Une incompatibilité avec l’ordre public suisse requiert que l’application du droit étranger aboutisse à un résultat non seulement indésirable mais aussi profondément inacceptable, violant de manière flagrante des principes juridiques fondamentaux ou choquant de manière évidente le sens de la justice et de l’équité au sein de la société suisse.

En l’espèce, le Tribunal fédéral a eu l’occasion d’examiner cette question dans le cadre de l’évaluation des normes du droit hongkongais relatives à la corruption et à la réparation du dommage pour acte illicite, afin de déterminer leur conformité avec les valeurs et principes suisses.

5. Analyse des Droits Hongkongais et Suisse sur le Dommage pour Acte Illicite

Le droit hongkongais accorde à la victime d’actes de corruption la possibilité de réclamer réparation sans nécessiter une démonstration précise du préjudice financier subi. Cette facilitation procédurale pour la partie lésée nécessite cependant une comparaison avec les principes fondamentaux du droit suisse, en particulier avec le principe de réparation intégrale tel que défini dans l’article 42 du Code des obligations suisse (CO). Ce principe cherche à restituer à la victime l’état qui aurait prévalu en l’absence de l’acte illicite, essentiellement par le biais d’une compensation financière correspondant au dommage réellement subi.

En analysant cette disposition du droit hongkongais, le Tribunal fédéral  a évalué si elle pouvait s’harmoniser avec l’ordre public suisse, particulièrement au regard du principe de l’interdiction de l’enrichissement sans cause. L’approche hongkongaise, qui semble admettre une forme de présomption de fait quant au montant du dommage équivalent aux pots-de-vin versés, s’aligne sur une méthode d’évaluation du préjudice indirectement liée à la corruption. Cette méthode est comparée à la pratique suisse où, face à l’incertitude sur le montant précis du dommage, le juge a la latitude de fixer une estimation du préjudice basée sur des éléments probants disponibles. [6]

Le TF conclut que l’application des règles hongkongaises à ce type de dommage ne viole pas l’ordre public suisse. Cette conclusion est fondée sur une interprétation pragmatique de l’ordre public, qui admet une certaine marge de flexibilité dans l’application des normes juridiques étrangères, tant que les principes fondamentaux du droit suisse, comme celui de l’interdiction de l’enrichissement du lésé, sont respectés. Cette approche permet d’assurer que les victimes de corruption puissent obtenir une réparation juste et équitable, sans pour autant bénéficier d’un avantage financier indû qui excéderait le préjudice effectivement subi, conformément à l’esprit du droit suisse. [7]

En définitive, l’analyse du TF démontre une volonté de concilier les pratiques du droit hongkongais avec les exigences de l’ordre public suisse, en validant une interprétation du dommage pour acte illicite qui, tout en simplifiant la tâche de la victime, ne s’écarte pas des principes de justice fondamentaux établis par le droit suisse

C. Portée de l’Arrêt et Réflexion Sur ces Enjeux Dans la Pratique

Cette affaire met en lumière l’importance de la sélection du droit applicable dans les contrats internationaux, et son impact potentiel sur le traitement des actes illicites éventuels. Elle illustre comment l’identification d’une infraction et l’évaluation des préjudices associés peuvent varier significativement selon le cadre juridique appliqué. Cette complexité souligne la nécessité d’une attention particulière lors de la formulation des accords contractuels, et plus généralement, dans les échanges commerciaux internationaux.

En outre, cet exemple met en avant la logique suivie par le Tribunal fédéral dans l’application du droit dans les contextes contractuel et précontractuel, soulignant l’exigence d’une analyse rigoureuse et adaptée à chaque situation.

Enfin, cette décision réaffirme la prudence du Tribunal fédéral concernant le recours à l’exception de l’ordre public, rappelant que les divergences entre les systèmes juridiques ne justifient pas automatiquement son invocation. Cette retenue favorise une plus grande stabilité et prévisibilité dans les affaires de droit international privé, indiquant que l’exception de l’ordre public n’est pas une solution universelle pour contourner l’application de lois étrangères perçues comme défavorables.

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– Ad Hoc Avocats

[1] BONOMI Commentaire romand LDIP/CL, n. 21 ad art. 133 LDIP; HEINI/GÖKSU Zürcher Kommentar IPRG, n. 13 ad art. 133 LDIP
[2] arrêt 4A_620/2014 du 19 mars 2015 consid. 2.1
[3] ATF 142 III 84; 130 III 345; 134 III 390; arrêt 4A_503/2021 du 25 avril 2022 consid. 3
[4] BONOMI, Commentaire romand LDIP/CL, n. 22 ss ad art. 112-149 LDIP; KREN KOSTKIEWICZ, Zürcher Kommentar IPRG, n. 200 ss ad art. 117 LDIP; OLIVIER RISKE, La responsabilité précontractuelle dans le processus d’uniformisation du droit européen, 2016, n. 1181 p. 444
[5] arrêt 4A_503/2021 du 25 avril 2022 consid. 3; OLIVIER RISKE, op. cit., n. 1204 p. 454
[6] arrêt 4A_431/2015 du 19 avril 2016 consid. 5.1.2
[7] art. 17 LDIP; arrêt 4A_492/2021 du 24 août 2022 consid. 10.3, non publié aux ATF 149 III 131, citant l’arrêt 4P.7/1998 du 17 juillet 1998 consid. 3c/aa

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